mercredi 13 juillet 2016

Avec Albert Londres, prendre le large à Marseille


Que reste-t-il du Marseille bigarré et tumultueux savoureusement dépeint en 1927 par Albert Londres ? Pour le savoir, entrouvrons cette « porte du Sud » dans les pas de l’écrivain et voyageur.
 


 
 


« Ecoutez, c’est moi le port de Marseille, qui vous parle. » En 1927, Albert Londres prête sa voix et ses mots à ce condensé d’humanité, bazar universel et « phare français » qui éclaire les contrées les plus reculées du globe. L’auteur pose ses valises sur les quais pour mieux nous embarquer, passagers clandestins, dans un voyage immobile, curieux, bariolé. Il entrouvre pour nous la « porte du Sud », comme le suggère le titre de son célèbre ouvrage, rédigé aux confins du journalisme et la littérature (1).
Le port a, depuis, traversé un siècle, ou presque. Affronté le ressac de l’histoire. Vu les colonies larguer les amarres. Mais les bateaux continuent de « labourer pour lui au plus loin des mers ». Ils continuent d’emmener, en leur ventre énorme, tout ce qui s’échange et se monnaie, tout ce qui se transforme et se consomme.

Poésie de ferraille

Ici, par centaines, sur un parking, des voitures de location qui passeront l’été en Corse. Là, d’autres autos, ou ce qu’il en reste, poésie de ferraille compressée en de gros cubes à la César. Elles n’entreront pas au musée. Attendues sur d’autres rives, elles donneront chair à d’autres objets, façonnés par les désirs d’autres hommes.
À une encablure, un entrepôt qu’on pourrait dire abandonné s’il ne résonnait, de loin en loin, du meuglement de bovins en partance pour le Maghreb. Plus loin, un silo a poussé : c’est le blé, qui continue d’aller et venir au gré du vent – celui des marchés.
Un second silo s’emplit, lui, d’alumine. Aspiré par une longue trompe qui fouille les entrailles d’un vraquier, cet oxyde d’aluminium s’apprête à prendre le train, empruntant les rails posés à même le quai, que parcourent de longues traînées blanches.
Des matières et marchandises, on ne verra guère plus. Et pas seulement parce qu’une bonne partie du trafic fait route vers et depuis le site de Fos, dont la superficie – sans exagérer – égale celle de Paris. Si elles sont devenues quasi invisibles, c’est aussi qu’elles voyagent soigneusement bâchées à bord de semi-remorques qu’avalent, bouche bée, d’insatiables navires. Ou bien qu’elles font, le plus souvent, la traversée à l’étroit d’un conteneur.

Les dockers jouent aux Lego

Inutile d’espérer imiter ­Albert Londres cueillant des dattes échappées d’une caisse éventrée. À bien chercher, on trouverait peut-être, ici ou là, quelques savoureux fruits du dattier. Mais à l’intérieur de caisses de métal réfrigérées, autrement plus solides, autrement plus imposantes.
Les dockers eux-mêmes ne savent pas toujours ce qu’ils chargent ou déchargent. Ils jouent, disent-ils, aux Lego. Chaque brique de couleur est arrimée, puis soulevée et déplacée au moyen d’un portique haut comme un immeuble. Une fois au sol, elle est désarrimée, puis transportée par un cavalier, un véhicule de manutention, qui le dépose à l’emplacement choisi, défini par GPS. Pour une même équipe, l’opération peut se répéter jusqu’à 240 fois par jour.
Inutile de dire qu’on ne croise plus sur les quais ces hommes aux bras qui, comme le dit ­Albert Londres, « grelottent » à force d’actionner des treuils. Même les vieilles grues dressées à l’abri de la digue du large n’ont plus qu’une fonction esthétique, parées, la nuit, de lumières colorées.
Le métier de docker n’est plus ce qu’il était du temps d’Albert Londres, le métier de ceux qui n’en ont pas, triste lot d’une « légion étrangère sociale », selon la description peu amène qu’en fait l’écrivain. Docker est, s’il ne l’était déjà, devenu un métier. Jalousement transmis de père en fils. De plus en plus technique. Et toujours singulier. Source d’une intarissable fierté chez ceux qui l’exercent.

La « foire aux hommes » de la Joliette

Elle est loin l’époque où, comme le rappelle une sculpture social-réaliste à l’entrée du local CGT, interlocuteur obligé des armateurs, l’on manipulait cartons et ballots à l’aide d’un « ganchou », ce crochet métallique prolongé d’un manche de bois. Et pourtant, les survivances du passé sont nombreuses.
Comme chez Londres, les dockers continuent de parler de « l’embauche ». Seulement, elle ne se fait plus place de la Joliette, jadis muée chaque matin en une « foire aux hommes » et où les costumes sombres l’ont emporté sur les bleus de travail. Elle s’opère désormais par le biais de bornes téléphoniques.

Le port de Marseille ne parle donc plus tout à fait la même langue. Mais il n’en continue pas moins de parler toutes les langues. « Where are you from ? » Aux abords du terminal de croisières, la Mission suisse pour les marins tient permanence. Une vieille dame et son fils, des protestants, venus d’une cité HLM voisine, échangent quelques mots avec un membre d’équipage. L’homme est de Birmanie. Et reprendra la mer avec, pour souvenir de Marseille, un peu de chaleur humaine et une bible, version birmane, extraite du coffre d’un monospace transformé en bibliothèque sainte. Sur ses rayons, les Évangiles se déclinent en une centaine de langues, de l’hébreu au japonais, en passant par l’allemand et le bengali.

Des kilomètres de quais

Toute cette vie, le commun des Marseillais ne la perçoit plus. Ou bien si peu. Car, avec les nouvelles exigences de sécurité, il faut désormais montrer patte blanche pour franchir la Porte du Sud. Et pour avaler du regard les kilomètres de quais qui conduisent jusqu’à une forme de radoub géante, beaucoup grimpent sur le toit d’un tout récent complexe commercial.

Les Terrasses du port – c’est son nom – jouent habilement avec l’univers de la navigation. Sur leur « pont », à hauteur de mouettes, des transats où se prélasser et des longues-vues, pour observer les navires en partance.
Mais la litanie des enseignes standardisées, leur ambiance aseptisée nous éloignent du souk épicé prisé par l’écrivain-voyageur. Pour retrouver un peu du Marseille de Londres, il faut s’aventurer dans les rues qui remontent vers la gare Saint-Charles. Là, les éternels travaux de réhabilitation n’ont pas eu tout à fait raison de « la pénombre malsaine et tentante des villes méditerranéennes ».
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Albert Londres, l’un des pères du grand reportage

Né à Vichy en 1884, mort en 1932 dans l’océan Indien, lors de l’incendie du paquebot qui le ramenait de Chine, Albert Londres est l’un des pères du grand reportage. D’abord chroniqueur au Palais-Bourbon, il devient correspondant de guerre. Il « couvre » notamment la bataille des Dardanelles en 1915.
Il multiplie ensuite les sujets sur l’enfer du bagne (Au bagne, 1923), les hôpitaux psychiatriques (Chez les fous, 1925), la prostitution internationale (Le Chemin de Buenos-Aires, 1927) ou encore l’administration coloniale (Terre d’ébène, 1929). Ce journaliste et infatigable voyageur dit vouloir « porter le fer dans la plaie et juger la chose jugée ». Son nom est associé depuis 1932 à un prix qui récompense chaque année l’auteur du meilleur reportage.

Denis Peiron

(1) Éd. Jeanne Laffitte, 2006.

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