mardi 12 juillet 2016

Avec René Char, remonter la Sorgue jusqu'à la source

Avec ses berges peuplées de « transparents », ces vagabonds vivant de peu et de poésie, la Sorgue irrigue l’œuvre de René Char. Une invitation à remonter son cours, dans un dialogue fécond des textes avec nos propres sensations.

La Sorgue au niveau du partage des eaux, en amont de L’Isle-sur-la-Sorgue, ville natale de René Char. 

 



Bien des écrivains ont chanté la mer, l’infatigable, l’incommensurable, l’ailleurs qui échoue sur le sable ou se brise au rocher, pour finalement mieux repartir. Chez René Char, de même que chez son presque voisin Henri Bosco, c’est la rivière qui souvent s’impose comme horizon. Ou qui, pour être juste, le prolonge et le grandit, dans un flot d’images qui a la force du torrent.

Cette rivière s’appelle la Sorgue. À un jet de cailloux des Névons, l’ancienne maison familiale, elle étire un de ses bras nombreux, le paresseux canal du Moulin vert, barré d’une aube qui aidait jadis à produire de la soie. Enfant, fuyant une mère qui ne l’aimait guère, le futur poète a arpenté fidèlement ses rives, épousé ses dérives. « J’avais dix ans – la Sorgue m’enchâssait », écrira-t-il.
Beaucoup, ici, vous diront que la Sorgue n’est plus tout à fait un nom propre, qu’elle est quasiment devenue un synonyme de « rivière » à force de se démultiplier en une série de cours dont les eaux rejoignent, tôt ou tard, après plus ou moins de détours, le vaste Rhône.

« Rivière où l’éclair finit »

Mais sur la carte de littérature, on a beau chercher, il n’est qu’une Sorgue, celle qui traverse la vie et l’œuvre de René Char. Celle qui donne son nom à l’un des poèmes les plus marquants du XXe siècle, s’ouvrant sur ces vers célèbres : « Rivière trop tôt partie, d’une traite, sans compagnon/Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion/Rivière où l’éclair finit et où commence ma maison,/Qui roule aux marches de l’oubli la rocaille de ma raison. »
Poème trompeur, en vérité, car la Sorgue tant chérie y prête ses traits à l’être aimé, Yvonne, l’autre muse de cet écrivain un temps compagnon du surréalisme.
Il faut bien sûr répondre à l’invitation de L’Isle-sur-la-Sorgue. Guetter de pont en pont ses accélérations et ses atermoiements. Goûter la fraîcheur égale de son eau – douze à treize degrés à peine, tout au long de l’année. Y lire ou y relire les écrits de René Char. Mais qui imagine pouvoir trouver dans le paysage un écho immédiat, littéral, à ses poèmes risque la déception.

Suivre le cours en rêveur plutôt qu’en biographe

La vue de la propriété familiale démembrée lors d’une succession, désormais amputée de son parc, ceinte d’une grossière clôture de parpaings lézardée et bordée de blocs HLM disgracieux, nous aide certes à entrer dans le poème intitulé Le deuil des Névons.
« Le bien qu’on se partage,/Volonté d’un défunt,/A broyé et détruit/La pelouse et les arbres,/La paresse endormie,/L’espace ténébreux/De mon parc des Névons », y confie René Char. Mais pour le reste, mieux vaut se fier à quelques autres de ses mots : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. »
C’est donc en rêveur plutôt qu’en biographe qu’il faut suivre le cours de la Sorgue, se laisser emporter par son chant et plonger dans l’œuvre vivifiante de René Char, en s’ouvrant à cette part de poésie que l’on porte tous en nous. Quitte parfois à voguer entre les écueils du texte.

À bord d’un « nego chin »

Certains endroits se prêtent plus que d’autres à cet exercice. Il en va ainsi du « partage des eaux », qui, dit-on, appartient à la géographie intime de l’écrivain. Un lieu-dit en retrait du village, où l’on assiste à la séparation : une partie des eaux poursuit sa route vers L’Isle-sur-la-Sorgue, puis Entraigues ; l’autre se laisse glisser sur sa gauche, en direction du Velleron.
Attablé à une guinguette, on caresse l’idée de se laisser filer avec la Sorgue, à bord d’un « nego chin » (1), une embarcation typique à fond plat, que l’on manie au moyen d’une longue perche. On imagine aussi, aidé par la présence d’un pêcheur sur la berge, tout un monde secret se mouvant sous la surface.
C’est La Truite, un poème aussi furtif que ladite créature, dont René Char se demande ce qu’il advient « dans les orages transparents où son cœur la précipita ». Ce poisson, on le retrouve nageant dans une eau-forte de Georges Braque, née d’un dialogue avec l’œuvre du poète.

L’univers des « transparents » 

Fatalement nous reviennent aussi les propos de René Char racontant, à la faveur d’un entretien, comment, enfant, torse à l’air, le bord de ses culottes de courtil relevé, il fouillait l’eau trop froide pour en sortir d’entre les herbes, à mains nues, un mulet cabot au ventre palpitant.
Mais pour l’écrivain, l’univers secret, intimidant et aimanté de la rivière, c’est bien plus encore celui des « transparents ».
« Des baladins du monde moderne, qui portaient les nouvelles de village en village, et en échange, se faisaient offrir le couvert, nous explique Dominique Jacquet, qui a accompagné René Char pendant de longues années, dans un rôle proche de celui de secrétaire personnel. Ils habitaient au bord de l’eau dans des cabanons, se nourrissaient de la pêche et de la cueillette. Sur les places, ils déclamaient volontiers des poèmes, racontaient de petits contes. Ils incarnaient une façon de vivre la poésie. »

Irréelle teinte émeraude

Le dernier des transparents s’est éteint après la Seconde Guerre mondiale. Mais leur présence – qui pour certains critiques évoque celle de morts visitant, avec bienveillance, les vivants – reste ancrée à jamais dans l’œuvre de René Char. On les croise notamment dans Le Soleil des eaux.
Écrit pour la radio et mis en musique par le compositeur Pierre Boulez, ce « spectacle pour une toile des pêcheurs » nous ramène à la source, dans ce que l’on pourrait appeler – en convoquant le titre d’un de ses recueils – un « retour amont ».
Nous voici donc tout au bout de la vallée, à Fontaine-de-Vaucluse, là où la Sorgue prend son élan et emprunte à l’herbe, « toujours étirée », « jamais en répit », son irréelle teinte émeraude.

Denis Peiron

 Paru dans La Croix le 12 juillet 2016 

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