L’écrivain de Manosque n’est plus là pour nous guider dans le
haut-pays. Mais c’est escorté de ses personnages que l’on parcourt à
livre ouvert les chemins de cette Provence demeurée farouche.
Ce sentier odorant tout violet de lavande, Giono l’a,
dit-on, usé de ses souliers. Jusqu’à la fin des années 1930, tandis que
la guerre approchait à grands pas, l’écrivain pacifiste y emmenait amis
et admirateurs pour de longues randonnées dans les plis et replis de
Lure, sa montagne. Chemin faisant, il donnait lecture des
paysages, les replaçait dans tel ou tel de ses romans, à l’attention de
ce fameux cercle des Contadouriens, nommés ainsi en écho au hameau,
Le Contadour, que l’on vient de laisser dans notre dos.
Se
glisser dans les pas de Giono, c’est marcher escorté d’une foule de
personnages. À tout moment l’on s’attend à croiser dans sa fuite, tel « un épi d’or sur un cheval noir », Angelo, LeHussard sur le toit, filant vers le pas de Redortiers, tout proche. Et l’on se demande si, comme dans Regain, au détour d’une pinède, l’un des arbres – en réalité une vieillarde habillée de branchages – va se mettre à faire « hop ! ».
Quand l’hiver mordait à pleines dents...
La
Mamèche – c’est le nom de cette Piémontaise aux airs de sorcière – use
de ce subterfuge pour effrayer le rémouleur Gédémus et sa compagne
d’infortune, Arsule. Elle les pousse à improviser un autre chemin qui
les conduira aux abords d’Aubignane (1). Tandis que Gédémus poursuivra
sa route, Arsule, elle, restera auprès de Panturle, le tout dernier
habitant de ce village, qui à force d’amour finira par renaître.
Tout
cela, c’est dans le livre. Dans le film aussi, une adaptation de 1937
signée Marcel Pagnol, avec Fernandel et Orane Demazis. Mais aujourd’hui,
sur notre chemin, pas d’Angelo ni de Mamèche. En trois heures de
marche, on ne croisera d’ailleurs pas la moindre âme qui vive. On
imagine sans mal la solitude éprouvée dans ce haut-pays, à plus de
1 000 mètres d’altitude, du temps de Giono, quand l’hiver mordait à
pleines dents. L’œuvre de cet écrivain est jalonnée de tête-à-tête avec
la nature, farouche et belle, hostile et terrifiante parfois, quand dans
son premier roman (2), la colline, comme animée de noirs desseins,
pousse les villageois à se débarrasser du seul d’entre eux qui semble la
comprendre.
Le Pape et l’Anti-Pape
À l’écart des routes carrossables, c’est un quasi-désert, nous dit encore l’écrivain dans Ennemonde
et autres caractères. « Certaines fermes sont à dix ou vingt kilomètres
de leur voisin le plus proche ; souvent, c’est un homme seul qui
devrait faire ces kilomètres pour rencontrer un homme seul, il ne les
fait pas de toute sa vie », écrit-il. À dire vrai, notre
itinéraire, l’un des quinze proposés par Jean-Louis Carribou dans un
indispensable guide (3), n’est pas vierge de traces d’activité humaine,
passée ou présente. Mais c’est la pierre qui parle pour l’homme. Ici,
une bergerie. Là une cabane, humble abri du berger. Toutes deux
construites sans le moindre liant, en pierre sèche narguant l’apesanteur
par la grâce de la voûte. La pierre, encore. Sèche, toujours,
empilée par des mains savantes. Celle des cairns, qui indiquent le
chemin quand la neige efface au sol les balises de couleur. Deux d’entre
eux impressionnent par leur taille, qu’aucun géant n’égale :
l’Anti-Pape, puis le Pape, dressé sur la crête, à la barbe du vent.
Un panorama de Sainte-Victoire au Ventoux
S’attarder
en sa compagnie. Les yeux grands ouverts. Et tourner sur soi-même.
Faire tout un tour pour embrasser un rare panorama. Sainte-Victoire, au
sud, tourne le dos aux Alpes, tandis que le Ventoux cher à Pétrarque
dialogue avec cette autre montagne qui lui ressemble, celle qu’en vain
on guettait depuis le début de notre randonnée : Lure.
Un nom magique à l’oreille du petit Giono. « J’avais 7 ans quand, pour la première fois, j’entendis parler de cette montagne (…),
je me répétais à haute voix : Lure ! J’écoutais le son du mot,
j’écoutais le mot tinter sur l’écho du mur, et, aussitôt, la tête pleine
d’herbages, le jeu recommençait. Lure ! », raconte-t-il dans la présentation de Pan. Cette
montagne, somme toute modeste (1 826 mètres d’altitude) quand on la
compare aux cimes enneigées du Dévoluy campées dans son prolongement, le
futur écrivain la découvrira vraiment à l’âge de onze ans.
« Le voyage le plus long »
Comme
il le raconte à Jean Carrière dans une interview radiophonique de 1965,
son père, bien décidé à l’extraire des jupes de sa mère, lui donne
5 francs et lui propose de faire avec cet argent « le voyage le plus long »
possible. Se joignant à des maquignons rencontrés dans une auberge et
qui font route vers la Drôme, il franchit à dos de mule, au petit matin,
cette « montagne libre et neuve qui vient à peine d’émerger du déluge ». Ce
périple, confie encore l’auteur, a débuté par un trajet en diligence,
de Manosque à Banon, paisible village perché que l’on ne manquera pas de
saluer sur notre route du retour. Un lieu presque familier quand bien
même on y met les pieds pour la première fois.
Car
c’est à la foire de Banon que Panturle vient vendre son blé, symbole de
renaissance. à l’hospice de Banon que s’éteint doucement L’homme qui plantait des arbres, un
certain Elzéard Bouffier, né de la seule plume de l’écrivain mais qui a
donné son nom au chemin qui aujourd’hui, tout là-haut, près de
l’église, conduit au cimetière communal. Banon offre un point de
départ à une boucle de 152 kilomètres autour de Lure, à la découverte de
bien d’autres paysages romanesques, sur ce qui pourrait devenir bientôt
officiellement la « route Jean-Giono ». ---------------- Un chantre de la nature Né
à Manosque en 1895 d’un père cordonnier, italien d’origine, et d’une
mère repasseuse, Jean Giono traverse la Première Guerre mondiale comme
simple soldat. Cette expérience traumatisante l’incite à adopter ensuite
des positionnements pacifistes. Y compris pendant la Seconde Guerre
mondiale, où il publie dans des journaux collaborationnistes. Ses
proches affirment cependant qu’il a aussi, durant cette période, caché
des communistes et des juifs. Un temps employé de banque, Giono
consacre la majeure partie de sa vie à la littérature. Extrêmement
attaché à la Haute-Provence, influencé aussi par l’héritage de la Grèce
antique, il livre une œuvre d’une grande richesse dans laquelle la
nature et les arbres en particulier, ainsi que le monde paysan, occupent
une place de choix. Parmi ses ouvrages les plus lus : Regain (1930), Un roi sans divertissement (1947), Le Hussard sur le toit (1951). Giono est élu à l’Académie Goncourt en 1954. Il mourra dans sa maison de Manosque en 1970.
Denis Peiron
Paru dans La Croix le 15 juillet 2016
(1) Nom imaginaire qui mêle ceux de deux villages de la région, distants de plus de 80 kilomètres, Aubignosc et Simiane. (2) Colline (1929). (3) Quinze balades littéraires à la rencontre de Jean Giono. Tome 2 . Montagne de Lure, photographies de François-Xavier Emery, éd. Le bec en l’air, 2012. En vente notamment au Centre Jean-Giono, à Manosque.
Que
reste-t-il du Marseille bigarré et tumultueux savoureusement dépeint en
1927 par Albert Londres ? Pour le savoir, entrouvrons cette « porte du
Sud » dans les pas de l’écrivain et voyageur.
« Ecoutez, c’est moi le port de Marseille, qui vous parle. » En 1927, Albert Londres prête sa voix et ses mots à ce condensé d’humanité, bazar universel et « phare français »
qui éclaire les contrées les plus reculées du globe. L’auteur pose ses
valises sur les quais pour mieux nous embarquer, passagers clandestins,
dans un voyage immobile, curieux, bariolé. Il entrouvre pour nous la « porte du Sud », comme le suggère le titre de son célèbre ouvrage, rédigé aux confins du journalisme et la littérature (1). Le
port a, depuis, traversé un siècle, ou presque. Affronté le ressac de
l’histoire. Vu les colonies larguer les amarres. Mais les bateaux
continuent de « labourer pour lui au plus loin des mers ». Ils
continuent d’emmener, en leur ventre énorme, tout ce qui s’échange et se
monnaie, tout ce qui se transforme et se consomme.
Poésie de ferraille
Ici,
par centaines, sur un parking, des voitures de location qui passeront
l’été en Corse. Là, d’autres autos, ou ce qu’il en reste, poésie de
ferraille compressée en de gros cubes à la César. Elles n’entreront pas
au musée. Attendues sur d’autres rives, elles donneront chair à d’autres
objets, façonnés par les désirs d’autres hommes. À une encablure,
un entrepôt qu’on pourrait dire abandonné s’il ne résonnait, de loin en
loin, du meuglement de bovins en partance pour le Maghreb. Plus loin,
un silo a poussé : c’est le blé, qui continue d’aller et venir au gré du
vent – celui des marchés. Un second silo s’emplit, lui,
d’alumine. Aspiré par une longue trompe qui fouille les entrailles d’un
vraquier, cet oxyde d’aluminium s’apprête à prendre le train, empruntant
les rails posés à même le quai, que parcourent de longues traînées
blanches. Des matières et marchandises, on ne verra guère plus. Et
pas seulement parce qu’une bonne partie du trafic fait route vers et
depuis le site de Fos, dont la superficie – sans exagérer – égale celle
de Paris. Si elles sont devenues quasi invisibles, c’est aussi qu’elles
voyagent soigneusement bâchées à bord de semi-remorques qu’avalent,
bouche bée, d’insatiables navires. Ou bien qu’elles font, le plus
souvent, la traversée à l’étroit d’un conteneur.
Les dockers jouent aux Lego
Inutile
d’espérer imiter Albert Londres cueillant des dattes échappées d’une
caisse éventrée. À bien chercher, on trouverait peut-être, ici ou là,
quelques savoureux fruits du dattier. Mais à l’intérieur de caisses de
métal réfrigérées, autrement plus solides, autrement plus imposantes. Les
dockers eux-mêmes ne savent pas toujours ce qu’ils chargent ou
déchargent. Ils jouent, disent-ils, aux Lego. Chaque brique de couleur
est arrimée, puis soulevée et déplacée au moyen d’un portique haut comme
un immeuble. Une fois au sol, elle est désarrimée, puis transportée par
un cavalier, un véhicule de manutention, qui le dépose à l’emplacement
choisi, défini par GPS. Pour une même équipe, l’opération peut se
répéter jusqu’à 240 fois par jour. Inutile de dire qu’on ne croise plus sur les quais ces hommes aux bras qui, comme le dit Albert Londres, « grelottent »
à force d’actionner des treuils. Même les vieilles grues dressées à
l’abri de la digue du large n’ont plus qu’une fonction esthétique,
parées, la nuit, de lumières colorées. Le métier de docker n’est plus ce qu’il était du temps d’Albert Londres, le métier de ceux qui n’en ont pas, triste lot d’une « légion étrangère sociale »,
selon la description peu amène qu’en fait l’écrivain. Docker est, s’il
ne l’était déjà, devenu un métier. Jalousement transmis de père en fils.
De plus en plus technique. Et toujours singulier. Source d’une
intarissable fierté chez ceux qui l’exercent.
La « foire aux hommes » de la Joliette
Elle
est loin l’époque où, comme le rappelle une sculpture social-réaliste à
l’entrée du local CGT, interlocuteur obligé des armateurs, l’on
manipulait cartons et ballots à l’aide d’un « ganchou », ce crochet
métallique prolongé d’un manche de bois. Et pourtant, les survivances du
passé sont nombreuses. Comme chez Londres, les dockers continuent de parler de « l’embauche ». Seulement, elle ne se fait plus place de la Joliette, jadis muée chaque matin en une « foire aux hommes » et où les costumes sombres l’ont emporté sur les bleus de travail. Elle s’opère désormais par le biais de bornes téléphoniques.
Le
port de Marseille ne parle donc plus tout à fait la même langue. Mais
il n’en continue pas moins de parler toutes les langues. « Where are you from ? »
Aux abords du terminal de croisières, la Mission suisse pour les marins
tient permanence. Une vieille dame et son fils, des protestants, venus
d’une cité HLM voisine, échangent quelques mots avec un membre
d’équipage. L’homme est de Birmanie. Et reprendra la mer avec, pour
souvenir de Marseille, un peu de chaleur humaine et une bible, version
birmane, extraite du coffre d’un monospace transformé en bibliothèque
sainte. Sur ses rayons, les Évangiles se déclinent en une centaine de
langues, de l’hébreu au japonais, en passant par l’allemand et le
bengali.
Des kilomètres de quais
Toute cette vie, le
commun des Marseillais ne la perçoit plus. Ou bien si peu. Car, avec les
nouvelles exigences de sécurité, il faut désormais montrer patte
blanche pour franchir la Porte du Sud. Et pour avaler du regard les
kilomètres de quais qui conduisent jusqu’à une forme de radoub géante,
beaucoup grimpent sur le toit d’un tout récent complexe commercial.
Les
Terrasses du port – c’est son nom – jouent habilement avec l’univers de
la navigation. Sur leur « pont », à hauteur de mouettes, des transats
où se prélasser et des longues-vues, pour observer les navires en
partance. Mais la litanie des enseignes standardisées, leur
ambiance aseptisée nous éloignent du souk épicé prisé par
l’écrivain-voyageur. Pour retrouver un peu du Marseille de Londres, il
faut s’aventurer dans les rues qui remontent vers la gare Saint-Charles.
Là, les éternels travaux de réhabilitation n’ont pas eu tout à fait
raison de « la pénombre malsaine et tentante des villes méditerranéennes ». ------------------------------ Albert Londres, l’un des pères du grand reportage
Né
à Vichy en 1884, mort en 1932 dans l’océan Indien, lors de l’incendie
du paquebot qui le ramenait de Chine, Albert Londres est l’un des pères
du grand reportage. D’abord chroniqueur au Palais-Bourbon, il devient
correspondant de guerre. Il « couvre » notamment la bataille des
Dardanelles en 1915. Il multiplie ensuite les sujets sur l’enfer du bagne (Au bagne, 1923), les hôpitaux psychiatriques (Chez les fous, 1925), la prostitution internationale (Le Chemin de Buenos-Aires, 1927) ou encore l’administration coloniale (Terre d’ébène, 1929). Ce journaliste et infatigable voyageur dit vouloir « porter le fer dans la plaie et juger la chose jugée ». Son nom est associé depuis 1932 à un prix qui récompense chaque année l’auteur du meilleur reportage.
Avec ses berges peuplées de « transparents », ces vagabonds vivant de
peu et de poésie, la Sorgue irrigue l’œuvre de René Char. Une invitation
à remonter son cours, dans un dialogue fécond des textes avec nos
propres sensations.
La Sorgue au niveau du partage des eaux, en amont de L’Isle-sur-la-Sorgue, ville natale de René Char.
Bien des écrivains ont chanté la mer, l’infatigable,
l’incommensurable, l’ailleurs qui échoue sur le sable ou se brise au
rocher, pour finalement mieux repartir. Chez René Char, de même que chez
son presque voisin Henri Bosco, c’est la rivière qui souvent s’impose
comme horizon. Ou qui, pour être juste, le prolonge et le grandit, dans
un flot d’images qui a la force du torrent.
Cette
rivière s’appelle la Sorgue. À un jet de cailloux des Névons,
l’ancienne maison familiale, elle étire un de ses bras nombreux, le
paresseux canal du Moulin vert, barré d’une aube qui aidait jadis à
produire de la soie. Enfant, fuyant une mère qui ne l’aimait guère, le
futur poète a arpenté fidèlement ses rives, épousé ses dérives. « J’avais dix ans – la Sorgue m’enchâssait », écrira-t-il. Beaucoup,
ici, vous diront que la Sorgue n’est plus tout à fait un nom propre,
qu’elle est quasiment devenue un synonyme de « rivière » à force de se
démultiplier en une série de cours dont les eaux rejoignent, tôt ou
tard, après plus ou moins de détours, le vaste Rhône.
« Rivière où l’éclair finit »
Mais
sur la carte de littérature, on a beau chercher, il n’est qu’une
Sorgue, celle qui traverse la vie et l’œuvre de René Char. Celle qui
donne son nom à l’un des poèmes les plus marquants du XXe siècle, s’ouvrant sur ces vers célèbres : « Rivière
trop tôt partie, d’une traite, sans compagnon/Donne aux enfants de mon
pays le visage de ta passion/Rivière où l’éclair finit et où commence ma
maison,/Qui roule aux marches de l’oubli la rocaille de ma raison. » Poème
trompeur, en vérité, car la Sorgue tant chérie y prête ses traits à
l’être aimé, Yvonne, l’autre muse de cet écrivain un temps compagnon du
surréalisme.
Il faut bien sûr répondre à l’invitation de
L’Isle-sur-la-Sorgue. Guetter de pont en pont ses accélérations et ses
atermoiements. Goûter la fraîcheur égale de son eau – douze à treize
degrés à peine, tout au long de l’année. Y lire ou y relire les écrits
de René Char. Mais qui imagine pouvoir trouver dans le paysage un écho
immédiat, littéral, à ses poèmes risque la déception.
Suivre le cours en rêveur plutôt qu’en biographe
La
vue de la propriété familiale démembrée lors d’une succession,
désormais amputée de son parc, ceinte d’une grossière clôture de
parpaings lézardée et bordée de blocs HLM disgracieux, nous aide certes à
entrer dans le poème intitulé Le deuil des Névons. « Le
bien qu’on se partage,/Volonté d’un défunt,/A broyé et détruit/La
pelouse et les arbres,/La paresse endormie,/L’espace ténébreux/De mon
parc des Névons », y confie René Char. Mais pour le reste, mieux vaut se fier à quelques autres de ses mots : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » C’est
donc en rêveur plutôt qu’en biographe qu’il faut suivre le cours de la
Sorgue, se laisser emporter par son chant et plonger dans l’œuvre
vivifiante de René Char, en s’ouvrant à cette part de poésie que l’on
porte tous en nous. Quitte parfois à voguer entre les écueils du texte.
À bord d’un « nego chin »
Certains
endroits se prêtent plus que d’autres à cet exercice. Il en va ainsi du
« partage des eaux », qui, dit-on, appartient à la géographie intime de
l’écrivain. Un lieu-dit en retrait du village, où l’on assiste à la
séparation : une partie des eaux poursuit sa route vers
L’Isle-sur-la-Sorgue, puis Entraigues ; l’autre se laisse glisser sur sa
gauche, en direction du Velleron.
Attablé à une guinguette, on caresse l’idée de se laisser
filer avec la Sorgue, à bord d’un « nego chin » (1), une embarcation
typique à fond plat, que l’on manie au moyen d’une longue perche. On
imagine aussi, aidé par la présence d’un pêcheur sur la berge, tout un
monde secret se mouvant sous la surface. C’est La Truite, un poème aussi furtif que ladite créature, dont René Char se demande ce qu’il advient « dans les orages transparents où son cœur la précipita ». Ce poisson, on le retrouve nageant dans une eau-forte de Georges Braque, née d’un dialogue avec l’œuvre du poète.
L’univers des « transparents »
Fatalement
nous reviennent aussi les propos de René Char racontant, à la faveur
d’un entretien, comment, enfant, torse à l’air, le bord de ses culottes
de courtil relevé, il fouillait l’eau trop froide pour en sortir d’entre
les herbes, à mains nues, un mulet cabot au ventre palpitant. Mais pour l’écrivain, l’univers secret, intimidant et aimanté de la rivière, c’est bien plus encore celui des « transparents ». « Des
baladins du monde moderne, qui portaient les nouvelles de village en
village, et en échange, se faisaient offrir le couvert, nous
explique Dominique Jacquet, qui a accompagné René Char pendant de
longues années, dans un rôle proche de celui de secrétaire personnel.
Ils habitaient au bord de l’eau dans des cabanons, se nourrissaient de
la pêche et de la cueillette. Sur les places, ils déclamaient volontiers
des poèmes, racontaient de petits contes. Ils incarnaient une façon de
vivre la poésie. »
Irréelle teinte émeraude
Le
dernier des transparents s’est éteint après la Seconde Guerre mondiale.
Mais leur présence – qui pour certains critiques évoque celle de morts
visitant, avec bienveillance, les vivants – reste ancrée à jamais dans
l’œuvre de René Char. On les croise notamment dans Le Soleil des eaux. Écrit
pour la radio et mis en musique par le compositeur Pierre Boulez, ce
« spectacle pour une toile des pêcheurs » nous ramène à la source, dans
ce que l’on pourrait appeler – en convoquant le titre d’un de ses
recueils – un « retour amont ». Nous voici donc tout au bout de la vallée, à Fontaine-de-Vaucluse, là où la Sorgue prend son élan et emprunte à l’herbe, « toujours étirée », « jamais en répit », son irréelle teinte émeraude.
Gravir le mont Ventoux dans les pas de Pétrarque, c’est aller, corps et
âme, contre la pente, accompagner le poète médiéval dans une quête
augustinienne d’élévation et de vertu.
On les voit nombreux, sur leur monture, monter,
monter, monter encore. Sifflotant d’abord, puis soufflant, souffrant
carrément. Les noms de leurs héros s’étalent en grosses lettres
blanches, tracées en travers de la route, à même l’asphalte.
Eux
ne sont pas venus chercher Pétrarque. Et pourtant, on leur prêterait
volontiers quelque parenté avec le poète, laissant dans son dos l’accort
village de Malaucène pour se lancer, par une claire journée
d’avril 1336, dans une aventure alors insensée, l’ascension du mont
Ventoux. Nul doute que, pour aller ainsi contre la pente, ils
nourrissent comme lui, depuis l’enfance, fascination et respect pour ce
géant qui de très loin s’impose à notre vue.
Les flancs abrupts du mont chauve
Passons
les cyclistes. Doublons-les pour mieux nous laisser doubler ensuite,
lorsque, abandonnant notre véhicule au mont Serein, nous nous
enfoncerons dans l’ombre de la forêt pour gravir le dernier tronçon
– cinq cents mètres de dénivelé – dans les pas des Pétrarque. Sur place, les sapins et les hêtres, décimés à la fin du XIXe,
ont fait, depuis, leur réapparition aux côtés des pins à cornets,
donnant à voir un peu du paysage primitif que l’écrivain toscan a
découvert lors de son « excursion », racontée dans une missive au moine
et ami Dionigi de Roberti (1).
Indiquée à contrecœur, avec force préventions, par un
berger sans âge, la sente incertaine mangée par les ronces a fait place à
un vrai sentier (2). Mais les flancs septentrionaux du Ventoux n’en
sont pas moins abrupts. Et si les balises n’étaient là pour nous ramener
dans le droit chemin, l’on serait tenté, comme Pétrarque, de rallonger
le parcours dans le seul but d’esquiver la difficulté.Les
lieux, en tout cas, sont restés suffisamment sauvages pour déployer
au-dessus de notre tête le noble vol d’un couple d’aigles et nous
offrir, inespérée, la brève rencontre d’un chamois. Tous les
guides l’affirment, le Ventoux, c’est la Provence. Un nom qui évoque à
la fois le souffle du mistral et la douceur de vivre. La Provence, donc.
Mais aussi autre chose de plus haut, de plus frais, de plus âpre. Comme
un avant-goût des Alpes, qui nous apparaissent maintenant dans leur
scintillement éternel. L’hiver, la montagne de Pétrarque connaît,
elle aussi, la neige. Dans un saisissant trompe-l’œil, son sommet de
pierre en prolonge d’ailleurs la blancheur jusqu’au cœur de l’été. Et
précisément, nous voici sorti de la forêt, enfin face à l’étendue
minérale et silencieuse, dans un effort propice à l’introspection.
Cousin de l’Athos et de l’Olympe
Car
si la lettre de Pétrarque nous est parvenue par-delà les siècles, ce
n’est pas que le poète y narre son exploit. C’est qu’il met à profit
cette expédition pour prendre de la hauteur et relire les dix ans de sa
vie qui le séparent de son départ de Bologne, relecture encouragée par
l’appel voisin des blanches cimes alpines au-delà desquelles incline son
cœur. C’est aussi et surtout que l’ascension du mont Ventoux –
cousin de l’Athos et de l’Olympe – est élévation de l’âme, quête de
vertu, transcendance.
Sélectionnant avec soin une personne capable de
s’accorder à son pas et à son dessein, Pétrarque entraîne dans
l’aventure son jeune frère. Mais on découvre bien vite au fil des pages
que son véritable compagnon, celui qui chemine avec ses pensées, est en
réalité saint Augustin.
L’écrivain porte sur lui une édition des Confessions qui
lui a été offerte par Dionigi de Roberti. Et l’idée lui vient de
l’ouvrir au hasard – lequel fait bien les choses – pour en donner
lecture à son cadet.« Et les hommes s’en vont admirer les
hauts sommets, les immenses houles marines, les fleuves au large cours,
l’Océan qui tout embrasse, les révolutions des astres ; et ils se
laissent eux-mêmes à l’abandon ! », déplore ce père de l’Église. L’ascension,
dès lors, se fait conversion. Du sommet, aujourd’hui coiffé d’un
observatoire météorologique perché à 1 911 mètres d’altitude, on tutoie
avec ravissement le Rhône, qui serpente à nos pieds, on plonge du regard
dans la rade de Marseille, on imagine plus qu’on ne les voit les crêtes
des Pyrénées.
« J’ai tourné mon regard à l’intérieur de moi-même »
Plus
près, dûment signalée sur la table d’orientation, se niche
Fontaine-de-Vaucluse. Dans sa lettre, l’écrivain ne fait pas mention de
ce qu’il décrit, ailleurs, comme « un asile de liberté ». « Ma visite en montagne m’avait vraiment comblé. J’ai alors tourné mon regard à l’intérieur de moi-même », écrit-il. En vue, ce qu’il nomme le « bonheur authentique », un Ventoux de l’esprit, toujours recommencé. « Puissé-je
plutôt parcourir ce chemin, auquel mes nuits et mes jours aspirent,
avec le même cœur qui m’a fait vaincre aujourd’hui ses difficultés
physiques, et amené mes pieds au bord de la route ! », médite-t-il, à l’adresse de son ami, membre de l’ordre des ermites de Saint-Augustin. Sur
la pente du retour, on ne peut s’empêcher de se demander quelle lettre
nous rédigerions, quelle lettre vous rédigeriez, à l’heure des MMS et
autres messages millimétrés, pour conter à un être cher pareille
ascension aux côtés de Pétrarque et en tirer, pourquoi pas, toute la
sève allégorique. Le poète dit avoir pris la plume à peine rentré à
Malaucène, sur le coin de table d’une auberge, de peur que ses
« impressions » ne s’altèrent. En fait, estiment les spécialistes, cette
lettre passée à la postérité a sans doute été rédigée deux décennies
plus tard. Si Pétrarque – qui a plaisir à entremêler vie et œuvre,
quitte à brouiller les pistes – l’a datée de 1336, c’est probablement
que l’écrivain avait, cette année-là, 32 ans. L’âge auquel saint
Augustin lui-même s’était converti, après la lecture bouleversante de
Cicéron. --------------------- L’un des premiers humanistes Né
en 1304 à Arezzo, en Toscane, Francesco Petrarca, en français
Pétrarque, est un poète et érudit, considéré comme l’un des premiers
humanistes. Enfant, il suit ses parents dans leur exil politique à
Avignon, où le pape vient de s’installer. Ses études le mènent à
Montpellier puis Bologne. À la mort de son père, il s’oriente vers une
carrière ecclésiastique et reçoit les ordres mineurs. Mais le 6 avril
1327, un Vendredi saint, en l’église Sainte-Claire il aperçoit Laure de
Noves, une jeune femme à qui il vouera un amour platonique et qui sera
pour lui une grande source d’inspiration poétique. Pétrarque
s’établit à Vaucluse en 1337, tout en continuant à voyager. L’écrivain
meurt à sa table de travail en 1374 à Arqua, devenue Arqua Petrarca, en
Vénétie. On lui doit de nombreuses œuvres, dont Lettres familières, L’Afrique et Canzoniere.
Denis Peiron
(1)
L’Ascension du mont Ventoux, Éd. Mille et une nuits, 2001. Une très
belle édition bilingue français-latin est aussi disponible au Musée
Pétrarque de Fontaine-de-Vaucluse. (2) Le GR 9.