vendredi 15 juillet 2016

Avec Giono, marcher à l’ombre de Lure

L’écrivain de Manosque n’est plus là pour nous guider dans le haut-pays. Mais c’est escorté de ses personnages que l’on parcourt à livre ouvert les chemins de cette Provence demeurée farouche.



Ce sentier odorant tout violet de lavande, Giono l’a, dit-on, usé de ses souliers. Jusqu’à la fin des années 1930, tandis que la guerre approchait à grands pas, l’écrivain pacifiste y emmenait amis et admirateurs pour de longues randonnées dans les plis et replis de Lure, sa montagne.
Chemin faisant, il donnait lecture des paysages, les replaçait dans tel ou tel de ses romans, à l’attention de ce fameux cercle des Contadouriens, nommés ainsi en écho au hameau, Le Contadour, que l’on vient de laisser dans notre dos.

Se glisser dans les pas de Giono, c’est marcher escorté d’une foule de personnages. À tout moment l’on s’attend à croiser dans sa fuite, tel « un épi d’or sur un cheval noir », Angelo, LeHussard sur le toit, filant vers le pas de Redortiers, tout proche. Et l’on se demande si, comme dans Regain, au détour d’une pinède, l’un des arbres – en réalité une vieillarde habillée de branchages – va se mettre à faire « hop ! ».

Quand l’hiver mordait à pleines dents...

La Mamèche – c’est le nom de cette Piémontaise aux airs de sorcière – use de ce subterfuge pour effrayer le rémouleur Gédémus et sa compagne d’infortune, Arsule. Elle les pousse à improviser un autre chemin qui les conduira aux abords d’Aubignane (1). Tandis que Gédémus poursuivra sa route, Arsule, elle, restera auprès de Panturle, le tout dernier habitant de ce village, qui à force d’amour finira par renaître.

Tout cela, c’est dans le livre. Dans le film aussi, une adaptation de 1937 signée Marcel Pagnol, avec Fernandel et Orane Demazis. Mais aujourd’hui, sur notre chemin, pas d’Angelo ni de Mamèche. En trois heures de marche, on ne croisera d’ailleurs pas la moindre âme qui vive.
On imagine sans mal la solitude éprouvée dans ce haut-pays, à plus de 1 000 mètres d’altitude, du temps de Giono, quand l’hiver mordait à pleines dents. L’œuvre de cet écrivain est jalonnée de tête-à-tête avec la nature, farouche et belle, hostile et terrifiante parfois, quand dans son premier roman (2), la colline, comme animée de noirs desseins, pousse les villageois à se débarrasser du seul d’entre eux qui semble la comprendre.

Le Pape et l’Anti-Pape

À l’écart des routes carrossables, c’est un quasi-désert, nous dit encore l’écrivain dans Ennemonde et autres caractères. « Certaines fermes sont à dix ou vingt kilomètres de leur voisin le plus proche ; souvent, c’est un homme seul qui devrait faire ces kilomètres pour rencontrer un homme seul, il ne les fait pas de toute sa vie », écrit-il.
À dire vrai, notre itinéraire, l’un des quinze proposés par Jean-Louis Carribou dans un indispensable guide (3), n’est pas vierge de traces d’activité humaine, passée ou présente. Mais c’est la pierre qui parle pour l’homme. Ici, une bergerie. Là une cabane, humble abri du berger. Toutes deux construites sans le moindre liant, en pierre sèche narguant l’apesanteur par la grâce de la voûte.
La pierre, encore. Sèche, toujours, empilée par des mains savantes. Celle des cairns, qui indiquent le chemin quand la neige efface au sol les balises de couleur. Deux d’entre eux impressionnent par leur taille, qu’aucun géant n’égale : l’Anti-Pape, puis le Pape, dressé sur la crête, à la barbe du vent.

Un panorama de Sainte-Victoire au Ventoux

S’attarder en sa compagnie. Les yeux grands ouverts. Et tourner sur soi-même. Faire tout un tour pour embrasser un rare panorama. Sainte-Victoire, au sud, tourne le dos aux Alpes, tandis que le Ventoux cher à Pétrarque dialogue avec cette autre montagne qui lui ressemble, celle qu’en vain on guettait depuis le début de notre randonnée : Lure.

Un nom magique à l’oreille du petit Giono. « J’avais 7 ans quand, pour la première fois, j’entendis parler de cette montagne (…), je me répétais à haute voix : Lure ! J’écoutais le son du mot, j’écoutais le mot tinter sur l’écho du mur, et, aussitôt, la tête pleine d’herbages, le jeu recommençait. Lure ! », raconte-t-il dans la présentation de Pan.
Cette montagne, somme toute modeste (1 826 mètres d’altitude) quand on la compare aux cimes enneigées du Dévoluy campées dans son prolongement, le futur écrivain la découvrira vraiment à l’âge de onze ans.

« Le voyage le plus long »

Comme il le raconte à Jean Carrière dans une interview radiophonique de 1965, son père, bien décidé à l’extraire des jupes de sa mère, lui donne 5 francs et lui propose de faire avec cet argent « le voyage le plus long » possible. Se joignant à des maquignons rencontrés dans une auberge et qui font route vers la Drôme, il franchit à dos de mule, au petit matin, cette « montagne libre et neuve qui vient à peine d’émerger du déluge ».
Ce périple, confie encore l’auteur, a débuté par un trajet en diligence, de Manosque à Banon, paisible village perché que l’on ne manquera pas de saluer sur notre route du retour. Un lieu presque familier quand bien même on y met les pieds pour la première fois.

Car c’est à la foire de Banon que Panturle vient vendre son blé, symbole de renaissance. à l’hospice de Banon que s’éteint doucement L’homme qui plantait des arbres, un certain Elzéard Bouffier, né de la seule plume de l’écrivain mais qui a donné son nom au chemin qui aujourd’hui, tout là-haut, près de l’église, conduit au cimetière communal.
Banon offre un point de départ à une boucle de 152 kilomètres autour de Lure, à la découverte de bien d’autres paysages romanesques, sur ce qui pourrait devenir bientôt officiellement la « route Jean-Giono ».
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Un chantre de la nature
Né à Manosque en 1895 d’un père cordonnier, italien d’origine, et d’une mère repasseuse, Jean Giono traverse la Première Guerre mondiale comme simple soldat. Cette expérience traumatisante l’incite à adopter ensuite des positionnements pacifistes. Y compris pendant la Seconde Guerre mondiale, où il publie dans des journaux collaborationnistes. Ses proches affirment cependant qu’il a aussi, durant cette période, caché des communistes et des juifs.
Un temps employé de banque, Giono consacre la majeure partie de sa vie à la littérature. Extrêmement attaché à la Haute-Provence, influencé aussi par l’héritage de la Grèce antique, il livre une œuvre d’une grande richesse dans laquelle la nature et les arbres en particulier, ainsi que le monde paysan, occupent une place de choix.
Parmi ses ouvrages les plus lus : Regain (1930), Un roi sans divertissement (1947), Le Hussard sur le toit (1951). Giono est élu à l’Académie Goncourt en 1954. Il mourra dans sa maison de Manosque en 1970.

Denis Peiron
Paru dans La Croix le 15 juillet 2016

(1) Nom imaginaire qui mêle ceux de deux villages de la région, distants de plus de 80 kilomètres, Aubignosc et Simiane.
(2) Colline (1929).

(3) Quinze balades littéraires à la rencontre de Jean Giono. Tome 2 . Montagne de Lure, photographies de François-Xavier Emery, éd. Le bec en l’air, 2012. En vente notamment au Centre Jean-Giono, à Manosque.

mercredi 13 juillet 2016

Avec Albert Londres, prendre le large à Marseille


Que reste-t-il du Marseille bigarré et tumultueux savoureusement dépeint en 1927 par Albert Londres ? Pour le savoir, entrouvrons cette « porte du Sud » dans les pas de l’écrivain et voyageur.
 


 
 


« Ecoutez, c’est moi le port de Marseille, qui vous parle. » En 1927, Albert Londres prête sa voix et ses mots à ce condensé d’humanité, bazar universel et « phare français » qui éclaire les contrées les plus reculées du globe. L’auteur pose ses valises sur les quais pour mieux nous embarquer, passagers clandestins, dans un voyage immobile, curieux, bariolé. Il entrouvre pour nous la « porte du Sud », comme le suggère le titre de son célèbre ouvrage, rédigé aux confins du journalisme et la littérature (1).
Le port a, depuis, traversé un siècle, ou presque. Affronté le ressac de l’histoire. Vu les colonies larguer les amarres. Mais les bateaux continuent de « labourer pour lui au plus loin des mers ». Ils continuent d’emmener, en leur ventre énorme, tout ce qui s’échange et se monnaie, tout ce qui se transforme et se consomme.

Poésie de ferraille

Ici, par centaines, sur un parking, des voitures de location qui passeront l’été en Corse. Là, d’autres autos, ou ce qu’il en reste, poésie de ferraille compressée en de gros cubes à la César. Elles n’entreront pas au musée. Attendues sur d’autres rives, elles donneront chair à d’autres objets, façonnés par les désirs d’autres hommes.
À une encablure, un entrepôt qu’on pourrait dire abandonné s’il ne résonnait, de loin en loin, du meuglement de bovins en partance pour le Maghreb. Plus loin, un silo a poussé : c’est le blé, qui continue d’aller et venir au gré du vent – celui des marchés.
Un second silo s’emplit, lui, d’alumine. Aspiré par une longue trompe qui fouille les entrailles d’un vraquier, cet oxyde d’aluminium s’apprête à prendre le train, empruntant les rails posés à même le quai, que parcourent de longues traînées blanches.
Des matières et marchandises, on ne verra guère plus. Et pas seulement parce qu’une bonne partie du trafic fait route vers et depuis le site de Fos, dont la superficie – sans exagérer – égale celle de Paris. Si elles sont devenues quasi invisibles, c’est aussi qu’elles voyagent soigneusement bâchées à bord de semi-remorques qu’avalent, bouche bée, d’insatiables navires. Ou bien qu’elles font, le plus souvent, la traversée à l’étroit d’un conteneur.

Les dockers jouent aux Lego

Inutile d’espérer imiter ­Albert Londres cueillant des dattes échappées d’une caisse éventrée. À bien chercher, on trouverait peut-être, ici ou là, quelques savoureux fruits du dattier. Mais à l’intérieur de caisses de métal réfrigérées, autrement plus solides, autrement plus imposantes.
Les dockers eux-mêmes ne savent pas toujours ce qu’ils chargent ou déchargent. Ils jouent, disent-ils, aux Lego. Chaque brique de couleur est arrimée, puis soulevée et déplacée au moyen d’un portique haut comme un immeuble. Une fois au sol, elle est désarrimée, puis transportée par un cavalier, un véhicule de manutention, qui le dépose à l’emplacement choisi, défini par GPS. Pour une même équipe, l’opération peut se répéter jusqu’à 240 fois par jour.
Inutile de dire qu’on ne croise plus sur les quais ces hommes aux bras qui, comme le dit ­Albert Londres, « grelottent » à force d’actionner des treuils. Même les vieilles grues dressées à l’abri de la digue du large n’ont plus qu’une fonction esthétique, parées, la nuit, de lumières colorées.
Le métier de docker n’est plus ce qu’il était du temps d’Albert Londres, le métier de ceux qui n’en ont pas, triste lot d’une « légion étrangère sociale », selon la description peu amène qu’en fait l’écrivain. Docker est, s’il ne l’était déjà, devenu un métier. Jalousement transmis de père en fils. De plus en plus technique. Et toujours singulier. Source d’une intarissable fierté chez ceux qui l’exercent.

La « foire aux hommes » de la Joliette

Elle est loin l’époque où, comme le rappelle une sculpture social-réaliste à l’entrée du local CGT, interlocuteur obligé des armateurs, l’on manipulait cartons et ballots à l’aide d’un « ganchou », ce crochet métallique prolongé d’un manche de bois. Et pourtant, les survivances du passé sont nombreuses.
Comme chez Londres, les dockers continuent de parler de « l’embauche ». Seulement, elle ne se fait plus place de la Joliette, jadis muée chaque matin en une « foire aux hommes » et où les costumes sombres l’ont emporté sur les bleus de travail. Elle s’opère désormais par le biais de bornes téléphoniques.

Le port de Marseille ne parle donc plus tout à fait la même langue. Mais il n’en continue pas moins de parler toutes les langues. « Where are you from ? » Aux abords du terminal de croisières, la Mission suisse pour les marins tient permanence. Une vieille dame et son fils, des protestants, venus d’une cité HLM voisine, échangent quelques mots avec un membre d’équipage. L’homme est de Birmanie. Et reprendra la mer avec, pour souvenir de Marseille, un peu de chaleur humaine et une bible, version birmane, extraite du coffre d’un monospace transformé en bibliothèque sainte. Sur ses rayons, les Évangiles se déclinent en une centaine de langues, de l’hébreu au japonais, en passant par l’allemand et le bengali.

Des kilomètres de quais

Toute cette vie, le commun des Marseillais ne la perçoit plus. Ou bien si peu. Car, avec les nouvelles exigences de sécurité, il faut désormais montrer patte blanche pour franchir la Porte du Sud. Et pour avaler du regard les kilomètres de quais qui conduisent jusqu’à une forme de radoub géante, beaucoup grimpent sur le toit d’un tout récent complexe commercial.

Les Terrasses du port – c’est son nom – jouent habilement avec l’univers de la navigation. Sur leur « pont », à hauteur de mouettes, des transats où se prélasser et des longues-vues, pour observer les navires en partance.
Mais la litanie des enseignes standardisées, leur ambiance aseptisée nous éloignent du souk épicé prisé par l’écrivain-voyageur. Pour retrouver un peu du Marseille de Londres, il faut s’aventurer dans les rues qui remontent vers la gare Saint-Charles. Là, les éternels travaux de réhabilitation n’ont pas eu tout à fait raison de « la pénombre malsaine et tentante des villes méditerranéennes ».
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Albert Londres, l’un des pères du grand reportage

Né à Vichy en 1884, mort en 1932 dans l’océan Indien, lors de l’incendie du paquebot qui le ramenait de Chine, Albert Londres est l’un des pères du grand reportage. D’abord chroniqueur au Palais-Bourbon, il devient correspondant de guerre. Il « couvre » notamment la bataille des Dardanelles en 1915.
Il multiplie ensuite les sujets sur l’enfer du bagne (Au bagne, 1923), les hôpitaux psychiatriques (Chez les fous, 1925), la prostitution internationale (Le Chemin de Buenos-Aires, 1927) ou encore l’administration coloniale (Terre d’ébène, 1929). Ce journaliste et infatigable voyageur dit vouloir « porter le fer dans la plaie et juger la chose jugée ». Son nom est associé depuis 1932 à un prix qui récompense chaque année l’auteur du meilleur reportage.

Denis Peiron

(1) Éd. Jeanne Laffitte, 2006.

mardi 12 juillet 2016

Avec René Char, remonter la Sorgue jusqu'à la source

Avec ses berges peuplées de « transparents », ces vagabonds vivant de peu et de poésie, la Sorgue irrigue l’œuvre de René Char. Une invitation à remonter son cours, dans un dialogue fécond des textes avec nos propres sensations.

La Sorgue au niveau du partage des eaux, en amont de L’Isle-sur-la-Sorgue, ville natale de René Char. 

 



Bien des écrivains ont chanté la mer, l’infatigable, l’incommensurable, l’ailleurs qui échoue sur le sable ou se brise au rocher, pour finalement mieux repartir. Chez René Char, de même que chez son presque voisin Henri Bosco, c’est la rivière qui souvent s’impose comme horizon. Ou qui, pour être juste, le prolonge et le grandit, dans un flot d’images qui a la force du torrent.

Cette rivière s’appelle la Sorgue. À un jet de cailloux des Névons, l’ancienne maison familiale, elle étire un de ses bras nombreux, le paresseux canal du Moulin vert, barré d’une aube qui aidait jadis à produire de la soie. Enfant, fuyant une mère qui ne l’aimait guère, le futur poète a arpenté fidèlement ses rives, épousé ses dérives. « J’avais dix ans – la Sorgue m’enchâssait », écrira-t-il.
Beaucoup, ici, vous diront que la Sorgue n’est plus tout à fait un nom propre, qu’elle est quasiment devenue un synonyme de « rivière » à force de se démultiplier en une série de cours dont les eaux rejoignent, tôt ou tard, après plus ou moins de détours, le vaste Rhône.

« Rivière où l’éclair finit »

Mais sur la carte de littérature, on a beau chercher, il n’est qu’une Sorgue, celle qui traverse la vie et l’œuvre de René Char. Celle qui donne son nom à l’un des poèmes les plus marquants du XXe siècle, s’ouvrant sur ces vers célèbres : « Rivière trop tôt partie, d’une traite, sans compagnon/Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion/Rivière où l’éclair finit et où commence ma maison,/Qui roule aux marches de l’oubli la rocaille de ma raison. »
Poème trompeur, en vérité, car la Sorgue tant chérie y prête ses traits à l’être aimé, Yvonne, l’autre muse de cet écrivain un temps compagnon du surréalisme.
Il faut bien sûr répondre à l’invitation de L’Isle-sur-la-Sorgue. Guetter de pont en pont ses accélérations et ses atermoiements. Goûter la fraîcheur égale de son eau – douze à treize degrés à peine, tout au long de l’année. Y lire ou y relire les écrits de René Char. Mais qui imagine pouvoir trouver dans le paysage un écho immédiat, littéral, à ses poèmes risque la déception.

Suivre le cours en rêveur plutôt qu’en biographe

La vue de la propriété familiale démembrée lors d’une succession, désormais amputée de son parc, ceinte d’une grossière clôture de parpaings lézardée et bordée de blocs HLM disgracieux, nous aide certes à entrer dans le poème intitulé Le deuil des Névons.
« Le bien qu’on se partage,/Volonté d’un défunt,/A broyé et détruit/La pelouse et les arbres,/La paresse endormie,/L’espace ténébreux/De mon parc des Névons », y confie René Char. Mais pour le reste, mieux vaut se fier à quelques autres de ses mots : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. »
C’est donc en rêveur plutôt qu’en biographe qu’il faut suivre le cours de la Sorgue, se laisser emporter par son chant et plonger dans l’œuvre vivifiante de René Char, en s’ouvrant à cette part de poésie que l’on porte tous en nous. Quitte parfois à voguer entre les écueils du texte.

À bord d’un « nego chin »

Certains endroits se prêtent plus que d’autres à cet exercice. Il en va ainsi du « partage des eaux », qui, dit-on, appartient à la géographie intime de l’écrivain. Un lieu-dit en retrait du village, où l’on assiste à la séparation : une partie des eaux poursuit sa route vers L’Isle-sur-la-Sorgue, puis Entraigues ; l’autre se laisse glisser sur sa gauche, en direction du Velleron.
Attablé à une guinguette, on caresse l’idée de se laisser filer avec la Sorgue, à bord d’un « nego chin » (1), une embarcation typique à fond plat, que l’on manie au moyen d’une longue perche. On imagine aussi, aidé par la présence d’un pêcheur sur la berge, tout un monde secret se mouvant sous la surface.
C’est La Truite, un poème aussi furtif que ladite créature, dont René Char se demande ce qu’il advient « dans les orages transparents où son cœur la précipita ». Ce poisson, on le retrouve nageant dans une eau-forte de Georges Braque, née d’un dialogue avec l’œuvre du poète.

L’univers des « transparents » 

Fatalement nous reviennent aussi les propos de René Char racontant, à la faveur d’un entretien, comment, enfant, torse à l’air, le bord de ses culottes de courtil relevé, il fouillait l’eau trop froide pour en sortir d’entre les herbes, à mains nues, un mulet cabot au ventre palpitant.
Mais pour l’écrivain, l’univers secret, intimidant et aimanté de la rivière, c’est bien plus encore celui des « transparents ».
« Des baladins du monde moderne, qui portaient les nouvelles de village en village, et en échange, se faisaient offrir le couvert, nous explique Dominique Jacquet, qui a accompagné René Char pendant de longues années, dans un rôle proche de celui de secrétaire personnel. Ils habitaient au bord de l’eau dans des cabanons, se nourrissaient de la pêche et de la cueillette. Sur les places, ils déclamaient volontiers des poèmes, racontaient de petits contes. Ils incarnaient une façon de vivre la poésie. »

Irréelle teinte émeraude

Le dernier des transparents s’est éteint après la Seconde Guerre mondiale. Mais leur présence – qui pour certains critiques évoque celle de morts visitant, avec bienveillance, les vivants – reste ancrée à jamais dans l’œuvre de René Char. On les croise notamment dans Le Soleil des eaux.
Écrit pour la radio et mis en musique par le compositeur Pierre Boulez, ce « spectacle pour une toile des pêcheurs » nous ramène à la source, dans ce que l’on pourrait appeler – en convoquant le titre d’un de ses recueils – un « retour amont ».
Nous voici donc tout au bout de la vallée, à Fontaine-de-Vaucluse, là où la Sorgue prend son élan et emprunte à l’herbe, « toujours étirée », « jamais en répit », son irréelle teinte émeraude.

Denis Peiron

 Paru dans La Croix le 12 juillet 2016 

lundi 11 juillet 2016

En haut du Ventoux, une ascension avec Pétrarque




Gravir le mont Ventoux dans les pas de Pétrarque, c’est aller, corps et âme, contre la pente, accompagner le poète médiéval dans une quête augustinienne d’élévation et de vertu.

 


On les voit nombreux, sur leur monture, monter, monter, monter encore. Sifflotant d’abord, puis soufflant, souffrant carrément. Les noms de leurs héros s’étalent en grosses lettres blanches, tracées en travers de la route, à même l’asphalte.

Eux ne sont pas venus chercher Pétrarque. Et pourtant, on leur prêterait volontiers quelque parenté avec le poète, laissant dans son dos l’accort village de Malaucène pour se lancer, par une claire journée d’avril 1336, dans une aventure alors insensée, l’ascension du mont Ventoux.
Nul doute que, pour aller ainsi contre la pente, ils nourrissent comme lui, depuis l’enfance, fascination et respect pour ce géant qui de très loin s’impose à notre vue.

Les flancs abrupts du mont chauve

Passons les cyclistes. Doublons-les pour mieux nous laisser doubler ensuite, lorsque, abandonnant notre véhicule au mont Serein, nous nous enfoncerons dans l’ombre de la forêt pour gravir le dernier tronçon – cinq cents mètres de dénivelé – dans les pas des Pétrarque.
Sur place, les sapins et les hêtres, décimés à la fin du XIXe, ont fait, depuis, leur réapparition aux côtés des pins à cornets, donnant à voir un peu du paysage primitif que l’écrivain toscan a découvert lors de son « excursion », racontée dans une missive au moine et ami Dionigi de Roberti (1).


Indiquée à contrecœur, avec force préventions, par un berger sans âge, la sente incertaine mangée par les ronces a fait place à un vrai sentier (2). Mais les flancs septentrionaux du Ventoux n’en sont pas moins abrupts. Et si les balises n’étaient là pour nous ramener dans le droit chemin, l’on serait tenté, comme Pétrarque, de rallonger le parcours dans le seul but d’esquiver la difficulté.Les lieux, en tout cas, sont restés suffisamment sauvages pour déployer au-dessus de notre tête le noble vol d’un couple d’aigles et nous offrir, inespérée, la brève rencontre d’un chamois.
Tous les guides l’affirment, le Ventoux, c’est la Provence. Un nom qui évoque à la fois le souffle du mistral et la douceur de vivre. La Provence, donc. Mais aussi autre chose de plus haut, de plus frais, de plus âpre. Comme un avant-goût des Alpes, qui nous apparaissent maintenant dans leur scintillement éternel.
L’hiver, la montagne de Pétrarque connaît, elle aussi, la neige. Dans un saisissant trompe-l’œil, son sommet de pierre en prolonge d’ailleurs la blancheur jusqu’au cœur de l’été. Et précisément, nous voici sorti de la forêt, enfin face à l’étendue minérale et silencieuse, dans un effort propice à l’introspection.

Cousin de l’Athos et de l’Olympe

Car si la lettre de Pétrarque nous est parvenue par-delà les siècles, ce n’est pas que le poète y narre son exploit. C’est qu’il met à profit cette expédition pour prendre de la hauteur et relire les dix ans de sa vie qui le séparent de son départ de Bologne, relecture encouragée par l’appel voisin des blanches cimes alpines au-delà desquelles incline son cœur.
C’est aussi et surtout que l’ascension du mont Ventoux – cousin de l’Athos et de l’Olympe – est élévation de l’âme, quête de vertu, transcendance.


Sélectionnant avec soin une personne capable de s’accorder à son pas et à son dessein, Pétrarque entraîne dans l’aventure son jeune frère. Mais on découvre bien vite au fil des pages que son véritable compagnon, celui qui chemine avec ses pensées, est en réalité saint Augustin.
L’écrivain porte sur lui une édition des Confessions qui lui a été offerte par Dionigi de Roberti. Et l’idée lui vient de l’ouvrir au hasard – lequel fait bien les choses – pour en donner lecture à son cadet.« Et les hommes s’en vont admirer les hauts sommets, les immenses houles marines, les fleuves au large cours, l’Océan qui tout embrasse, les révolutions des astres ; et ils se laissent eux-mêmes à l’abandon ! », déplore ce père de l’Église.
L’ascension, dès lors, se fait conversion. Du sommet, aujourd’hui coiffé d’un observatoire météorologique perché à 1 911 mètres d’altitude, on tutoie avec ravissement le Rhône, qui serpente à nos pieds, on plonge du regard dans la rade de Marseille, on imagine plus qu’on ne les voit les crêtes des Pyrénées.

« J’ai tourné mon regard à l’intérieur de moi-même »

Plus près, dûment signalée sur la table d’orientation, se niche Fontaine-de-Vaucluse. Dans sa lettre, l’écrivain ne fait pas mention de ce qu’il décrit, ailleurs, comme « un asile de liberté ».
« Ma visite en montagne m’avait vraiment comblé. J’ai alors tourné mon regard à l’intérieur de moi-même », écrit-il. En vue, ce qu’il nomme le « bonheur authentique », un Ventoux de l’esprit, toujours recommencé.
« Puissé-je plutôt parcourir ce chemin, auquel mes nuits et mes jours aspirent, avec le même cœur qui m’a fait vaincre aujourd’hui ses difficultés physiques, et amené mes pieds au bord de la route ! », médite-t-il, à l’adresse de son ami, membre de l’ordre des ermites de Saint-Augustin.
Sur la pente du retour, on ne peut s’empêcher de se demander quelle lettre nous rédigerions, quelle lettre vous rédigeriez, à l’heure des MMS et autres messages millimétrés, pour conter à un être cher pareille ascension aux côtés de Pétrarque et en tirer, pourquoi pas, toute la sève allégorique.
Le poète dit avoir pris la plume à peine rentré à Malaucène, sur le coin de table d’une auberge, de peur que ses « impressions » ne s’altèrent. En fait, estiment les spécialistes, cette lettre passée à la postérité a sans doute été rédigée deux décennies plus tard.
Si Pétrarque – qui a plaisir à entremêler vie et œuvre, quitte à brouiller les pistes – l’a datée de 1336, c’est probablement que l’écrivain avait, cette année-là, 32 ans. L’âge auquel saint Augustin lui-même s’était converti, après la lecture bouleversante de Cicéron.

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L’un des premiers humanistes

Né en 1304 à Arezzo, en Toscane, Francesco Petrarca, en français Pétrarque, est un poète et érudit, considéré comme l’un des premiers humanistes. Enfant, il suit ses parents dans leur exil politique à Avignon, où le pape vient de s’installer.
Ses études le mènent à Montpellier puis Bologne. À la mort de son père, il s’oriente vers une carrière ecclésiastique et reçoit les ordres mineurs. Mais le 6 avril 1327, un Vendredi saint, en l’église Sainte-Claire il aperçoit Laure de Noves, une jeune femme à qui il vouera un amour platonique et qui sera pour lui une grande source d’inspiration poétique.
Pétrarque s’établit à Vaucluse en 1337, tout en continuant à voyager. L’écrivain meurt à sa table de travail en 1374 à Arqua, devenue Arqua Petrarca, en Vénétie. On lui doit de nombreuses œuvres, dont Lettres familières, L’Afrique et Canzoniere.

Denis Peiron

(1) L’Ascension du mont Ventoux, Éd. Mille et une nuits, 2001. Une très belle édition bilingue français-latin est aussi disponible au Musée Pétrarque de Fontaine-de-Vaucluse.
(2) Le GR 9.


Paru dans La Croix le 11 juillet 2016